La ville d'Anvers | Georges Eekhoud

Le vapeur, après avoir tourné une couple de fois sur lui-même, avec la coquetterie d'un oiseau qui essaie ses ailes avant de prendre son essor, a trouvé sa voie et s'éloigne délibérément, sous la pression accélérée de la vapeur. Le panorama de la grande ville se développe d'abord dans toute sa longueur et accuse ensuite les proportions audacieuses et grandioses de ses monuments. C'est comme si elle sortait de terre : les arbres des quais élancent tours cimes feuillues, puis les toits des maisons dépassent la futaie ; les vaisseaux des églises, surgissant à leur tour derrière l'alignement des hautes habitations, regardent même par-dessus les toitures des entrepôts, des marchés, des halles historiques ; puis plus haut, toujours plus haut, tours, donjons, campaniles, pointent, montent, semblent vouloir escalader le ciel, jusqu'au moment où tous s'arrêtent vaincus, essoufflés, sauf la flèche glorieuse de la cathédrale. Celle-là seule continue son ascension, laissant loin en arrière les faîtes les plus altiers. Encore ! Encore ! À son tour elle abandonne la partie. Elle surplombe la ville, elle plane sur la contrée. Il l'emporte suffisamment sur ses rivaux, le beffroi aérien et dentelé, si haut qu'on ne voit plus que lui à présent. Anvers s'est éclipsé derrière un coude du fleuve ; la tour par excellence marque comme un phare superbe l'emplacement de la puissante métropole. Et Laurent contemple la tour de Notre-Dame jusqu'à ce qu'elle se fonde, lentement, dans les lointains si lointains que l'horizon bleu en pâlit.

Georges Eekhoud, La Nouvelle Carthage, p. 55 | Bibliothèque électronique du Québec

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